Affaire Karimova: Avis de tempête sur la fille du dictateur
Rien ne va plus pour Gulnara Karimova, la fille du dictateur d’Ouzbékistan, ex-ambassadrice de son pays à Genève et grande amie des people. Elle ne vit plus à Cologny et est aujourd’hui au centre d’un gigantesque trafic d’influence et de blanchiment d’argent international. La Suisse a bloqué ses avoirs, soit 800 millions de francs.
Du ciel, on ne voit plus qu’une villa cossue laissée à l’abandon, alignée comme tant d’autres parmi celles des nantis de la Gold Coast, sur la commune de Cologny (GE). Sa propriétaire s’est volatilisée depuis l’été dernier. Gulnara Karimova, 41 ans, fille aînée du président ouzbek Islam Karimov, 76 ans, n’habite plus dans l’opulente bourgade des millionnaires, le Beverly Hills genevois, où, comme représentante permanente de l’Ouzbékistan auprès de l’ONU, elle bénéficiait de l’immunité diplomatique.
Mais ça, c’était avant que le ciel ne s’assombrisse pour cette femme politique, numéro 2 putative du régime ouzbek, mais aussi grande figure de la page people des magazines où la sémillante femme d’affaires faisait le bonheur des échotiers: créatrice de bijoux, styliste, chanteuse pop à ses heures, présidente de la société des auteurs-compositeurs dans son pays (ça ne s’invente pas), créatrice d’un festival de mode à Tachkent, poussant même la chansonnette avec Gérard Depardieu avec lequel elle avait partagé un duo sur scène…
Le nom de cette grande mondaine s’affiche désormais à la colonne des faits divers dans les journaux helvétiques, et même au-delà des frontières. Elle est aujourd’hui soupçonnée par la justice fédérale suisse de blanchiment d’argent portant sur des «actes présumés illicites ayant eu lieu dans le marché des télécommunications en Ouzbékistan», et ses biens personnels, plus de 800 millions de francs suisses, ont été séquestrés. Un an plus tôt, à l’été 2012, la banque genevoise Lombard Odier avait alerté les autorités au sujet d’activités suspectes sur le compte de cette cliente devenue soudainement très encombrante…
Parallèlement, une enquête, confiée au juge Serge Tournaire (dossiers Tapie, Dassault, Sarkozy), a été ouverte en France pour blanchiment. Les autorités suédoises ont elles aussi engagé une action en ouvrant une enquête pour corruption, sollicitant l’entraide judiciaire de Berne – les transferts de fonds passant par la Suisse. Stockholm suspecte l’entreprise suédoise TeliaSonera, qui commercialise de l’ADSL, des services d’accès internet et de la téléphonie mobile, de lui avoir versé en fait un pot-de-vin de 300 millions de dollars pour mettre la main sur le marché ouzbek des télécommunications.
Au centre de toute cette histoire, bien sûr, une lutte de pouvoir fratricide et sans merci sur fond de règlement de comptes dans ce pays méconnu d’Asie centrale de près de 30 millions d’habitants, ancienne république soviétique devenue indépendante en 1991. En Ouzbékistan, où une série de câbles diplomatiques dévoilés en 2010 par WikiLeaks la décrivaient comme la personne la plus détestée du pays, Gulnara Karimova est aussi dans le collimateur de la justice.
En résidence surveillée, elle est désormais inculpée également par le procureur général de Tachkent d’«escroquerie», de «légalisation de revenus d’origine criminelle» ou d’«enregistrement de sociétés fictives». Avec elle, ses proches, complices présumés, sont eux aussi dans de sales draps: son petit ami, Rustam, ses domestiques et quelques confidentes qui auraient servi de prête-noms dans des opérations bancaires.
Sur les bords du Léman, à Cologny, Gulnara Karimova menait grand train, mais ne faisait pas de vagues, ne supportant pas, par exemple, qu’on la traite de «fille de dictateur» en répliquant vertement sur Twitter que c’était une «expression imbécile». A l’intérieur de sa villa de Cologny, achetée 18 millions de francs à un homme d’affaires anglais, des œuvres d’art, des bijoux en or et en argent, ainsi qu’un vieux Coran du XVIIIe siècle incrusté de pierres précieuses, selon le groupe dissident ouzbek Uzdem Fund. «C’était comme visiter un musée sans billet», expliquait alors le chef du groupe, Sefer Beksan, qui était entré par effraction dans la villa le 23 décembre dernier. Selon lui, ces objets auraient été «confisqués» par Gulnara Karimova au Musée national d’Ouzbékistan à Tachkent.
La fille rebelle
A quelques centaines de mètres de là, sur la commune de Vandœuvres, une autre villa, elle aussi à l’abandon: celle de Lola Karimova, 36 ans, la sœur de Gulnara, et son ennemie jurée. Dans une récente interview à la BBC, Lola, qui est par ailleurs ambassadrice de l’Unesco, a clamé ses divergences entre elle et sa sœur Gulnara, avec laquelle elle serait en froid depuis douze ans: «Nous n’avons jamais caché cela (…). Nous n’avons pas de contacts, ni familiaux, ni amicaux. Avec les années, les différences n’ont fait que s’amplifier», a-t-elle fait savoir.
Dénonçant le régime autocrate de son père Islam Karimov, partageant l’idée selon laquelle «le chômage et l’absence de possibilités nourrissent la radicalisation de la population» et sont «les principales causes du mécontentement de la population», elle concluait, fataliste et résignée: «Je sais que mon nom dépasse ma propre personne, mais je veux qu’on me considère comme une personne avec ses propres principes et points de vue.» Joli coup de com dans cette guerre fratricide ou petit calcul pour échapper elle aussi à d’éventuelles poursuites? Il y a peu encore, Lola Karimova ne tenait pas vraiment les mêmes discours.
En avril 2000, lors d’une soirée pour sa fondation Ouzbékistan 2000 au Musée d’art moderne de Paris, elle avait même réussi à attirer dans sa nasse, contre espèces sonnantes et trébuchantes, l’actrice Monica Bellucci, rétribuée 190 000 euros pour quatre heures de présence et un petit discours. Dans d’autres circonstances, elle avait fait de même avec Emmanuelle Béart et Alain Delon, VRP de luxe du régime ouzbek lors de galas fastueux à la gloire de l’Ouzbékistan.
Toujours est-il que Lola Karimova-Tillyaeva a quitté elle aussi les rivages longtemps hospitaliers du lac Léman. Sa fille n’est plus scolarisée au collège Florimont depuis l’été dernier. A ses petits camarades, la jeune étudiante avait confié partir pour Los Angeles. Le nouvel eldorado des familles des dictateurs? Elle est en tout cas bien au chaud et peut préparer tranquillement, fortune faite – et elle est gigantesque – les jours meilleurs de l’après-Islam Karimov…
L’allié de Moscou
Islam Karimov le sulfureux président de l’Ouzbékistan est à la tête de cette ancienne république soviétique depuis son indépendance en 1991. Cet Etat est considéré comme le plus corrompu et le plus répressif d’Asie centrale. Longtemps allié aux Américains – il avait ouvert son territoire à des bases militaires US lors de la guerre d’Afghanistan –, cet autocrate qui règne sans partage est aujourd’hui rallié à la Russie. On compare volontiers ce Gengis Khan local à l’ex-président libyen Kadhafi, avec son cortège de corruption, de prisonniers politiques et de disparitions…
La petite sœur Lola critique aujourd’hui sa sœur et le régime de son père
Lola Karimova, 36 ans, habitait avec son mari, ses deux filles et son garçon, dans cette luxueuse villa de la commune de Vandœuvres (GE). Elle a aussi quitté Genève l’été dernier. Aujourd’hui, devenue rebelle sans que l’on sache si sa «rédemption» est sincère ou un simple calcul, elle critique le régime de son père et n’épargne pas sa sœur. Mais elle n’a pas toujours tenu le même discours, étant auparavant une alliée fidèle du régime.
Arnaud Bédat - 26.03.2014